« Marivaux regarde de tout près comment agit le désir amoureux. »

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Derrière la légèreté du « marivaudage », et les situations comiques qui font jaillir les rires, se cachent les tragiques ravages du désir et du destin. Découvrez la note d’intention de Denis Podalydès à propos du Triomphe de l’Amour.

« Marivaux voit jouer les acteurs italiens, mais il a Racine en tête. Il s’essaye à la tragédie. Ça ne marche pas. Les acteurs français empèsent le verbe et tout est mort. Il fourbit de petites comédies fantaisistes, avec des Arlequins et des Colombines. Ça plait. Il continue, mais il a toujours Racine en tête, les passions, leur jeu impitoyable, il veut voir ça, mettre ça dans la bouche des acteurs et que ça communique à tout le corps, comme une maladie, une contagion.

Il regarde de tout près comment agit le désir amoureux. D’où ça part, ça monte, comment ça vient aux lèvres, comprimé, réprimé, comment ça se trahit d’une manière ou d’une autre, comment ça éclate. C’est l’aveu impossible et qui jaillit pourtant. Un tout petit mot, un petit rien, et ce petit rien fait vaciller le monde. Il regarde ce rien opérer dans la langue elle-même. C’est là où il va peu à peu rejoindre Racine, moins le vers.

Dans un certain éclat d’esprit, apparemment enjoué, s’entend une effroyable violence du cœur. L’homme ou la femme qui aime est un redoutable prédateur, avide du sang aimé. Les règles sociales, la bienséance parviennent à contenir la bête, mais alors celle-ci se cabre, lutte, se débat. Le Triomphe de l’Amour est un saccage, une hécatombe. Le langage est le champ de bataille, le langage la fait enrager en voulant lui donner forme et vie raisonnables, le langage la nourrit et décuple ses forces.

L’homme ou la femme qui aime se transforme en monstre, séduit et fait peur, bouleverse, affole, laisse les amants exsangues. Quand à la fin ils se marient, on ne donne pas cher du couple. Marivaux ajoute à Racine une ombre souriante. Il n’y a pas d’amour heureux : l’amour propre, l’orgueil humain, l’inconscient, conduisent le cœur et se jouent de la raison. Ils veulent bien jouer la comédie, rire et faire rire, mais que ceci soit payé de la chair de l’autre.

On comprend que certains grands personnages de Marivaux, soucieux de paix, de bienveillance, de lettres aussi, renoncent délibérément à l’amour, s’en écartent, fondent une petite société à part de ses dangers et de ses charmes. J’aime la figure du philosophe à l’écart. Hermocrate a constitué une petite société organisée philosophiquement selon ses principes. On y jardine, on y fait de la musique, on y lit, on y boit et mange, mais on n’y aime point. L’Utopie d’Hermocrate tient à ce renoncement.

L’harmonie règne au prix d’une mutilation.
La princesse Léonide, travesti en homme sous le nom de Phocion, arrive innocemment, ignorant délibérément la règle du maître des lieux. Mais elle ne connaît pas non plus l’amour. À des fins politiques (réconcilier son royaume), elle vient aimer le Prince Agis sans savoir ce qu’il en est du désir. Prise au jeu, inconsciente de la maladie qu’elle propage dans le jardin philosophique, elle mène simultanément trois conquêtes amoureuses avec autant de virtuosité que d’innocence. Hermocrate, sa sœur Léontine et le Prince Agis succombent, non parce qu’ils ont affaire à une femme diabolique, mais à l’Ange, à l’Amour en personne, qu’ils avaient cru chasser du jardin une fois pour toutes.  »

Denis Podalydès