« Ce soir, j’emmène mes élèves au théâtre »

dans
la programmation

C’est une phrase anodine. Une phrase du quotidien, pour moi.

Une phrase dont je ne sais pas encore, que bientôt, elle sonnera de toute l’irréalité du monde « d’après ».
Mais ce mardi 10 novembre, au milieu du petit-déjeuner, avec la paresse des matins trop précoces, et du jour qui ne s’est pas encore levé, il s’agit encore d’une information concrète, utile. Ce soir, je ne coucherai pas les enfants, ce soir, après mes sept heures de cours, je ressortirai dans la nuit accompagner mes élèves. Au théâtre.

Plus le temps passe, plus je me dis que je me fais trop vieille pour le théâtre, ou pas assez.

Il faut bien être étudiant ou retraité pour avoir l’énergie de veiller, en semaine, dans l’inconfort du velours rouge, pendant tout un spectacle.
Mais dès que paraissent les programmes, je ne peux m’empêcher d’être prise d’une gourmandise joyeuse, et je prévois de mon mieux toute une série de représentations.

Quand, dans les beaux jours de juin, les cours déjà finis, je vois affiché sur la vitre de ma boulangerie que Philippe Caubère vient jouer à Colombes, je contacte immédiatement le théâtre pour y emmener mes élèves. Ça me paraît très loin. Le 10 novembre. J’imagine les manteaux dans les rues, des arbres dénudés, un avant-goût d’hiver si irréel dans cet été qui commence.
Mais il fait doux finalement en cette matinée sombre. Je porte encore mon imper, et sur le parvis de la Défense, j’ai même vu quelques cerisiers en fleurs, trompés par ce redoux.

Toute la journée, la pensée de mon spectacle m’habite dans ses aspects pratiques et pesants. Un groupe parmi mes élèves est très rétif à l’idée de rentrer tard le soir – le spectacle finit à minuit. Les filles ont envie d’être rassurées sur leur trajet de retour. Nous consultons l’horaire de leur ligne de bus, et découvrons qu’il ne passe plus après 21h30. Vite, je contacte le théâtre, Sandra, qui s’occupe des scolaires, me donne toutes les informations dont elle dispose, et je mets en place en deux coups de fil un covoiturage pour les plus stressées, – à la cantine, je me plains de ce que mes élèves m’ont communiqué leur inquiétude.

Quand je découvre une œuvre avec mes élèves, un spectacle ou un texte, il se passe toujours quelque chose d’étrange.

Je connais l’œuvre en question, car je l’ai choisie, elle me plaît. Mais je la redécouvre avec eux. Je ressens, avec eux, les émotions de leur découverte : parfois, c’est l’incompréhension, l’abattement, et alors, comme eux, je ne comprends plus ce qui se joue devant moi. Il m’est impossible de jouir égoïstement d’une pièce s’ils n’en profitent pas aussi. Je vis le spectacle branchée sur le canal de leurs émotions.
Alors ce soir, je joue gros. Philippe Caubère, c’est tout de même 3h30 de spectacle, beaucoup de références que mes élèves n’ont pas – rapidement, je leur ai montré sur Youtube le De Gaulle fin de règne de mai 68, Mauriac, Sartre, mais j’ai peur qu’ils décrochent, qu’ils s’ennuient.

J’arrive seule, un peu en avance, avec tout ce nœud fait de mes peurs et de leurs réticences.

La nuit est déjà noire, et l’Avant Seine, bourdonnant de spectateurs, est comme une lanterne orangée. Je montre mon sac ouvert au vigile à l’entrée. Et, dès mes premiers pas, je me sens comme réconfortée par ce lieu – ses lumières, les rires, ici et là, le souvenir d’un spectacle en octobre, avec mes enfants, le sourire de Sandra, à l’accueil. Je discute avec elle, et je finis par donner leurs places à mes élèves au dernier moment. Nous sommes tous dispersés dans la salle en petits îlots de deux ou trois. Seul le pauvre Yasseen, seul volontaire de sa classe à s’être joint à nous, se retrouve seul dans le fond avec une place éditée in extremis, parce que je l’avais oublié dans mes calculs.

Le spectacle commence.

C’est le prologue, où d’un air très sérieux, Philippe Caubère nous présente l’épopée qui va être la nôtre en suivant ses aventures. Et à l’orée du spectacle, je sens se renouveler l’abandon et la confiance qui m’ont enveloppée en franchissant le seuil du théâtre. Une sorte de joie passe, dans le public, entre les spectateurs heureux d’être là et d’écouter et de voir, ensemble, cet acteur jouer sa vie. Et je sens que mes élèves rient, avec moi, avec la salle, de Claudine lisant la Petite Sirène de sa voix de fausset, de Ferdinand se demandant se que c’est que le bonheur, de Johnny réclamant « une fille comme toi ». Je ne peux pas l’expliquer, mais je sais, je sens que mes élèves profitent de leur soirée, et j’en ris davantage.

A l’entracte, ils sourient, non, il n’ont pas tout compris, ça va vite!, mais oui, ils aiment bien, surtout ceux que j’ai emmenés voir du Marivaux, ils mesurent ce que cette soirée a de spécial. Yasseen ne se sent pas seul du tout, là-haut, perché dans les derniers rangs.

Et pourquoi il a craché sur le public?
    T’as vu comment il fait Johnny!
    Sa mère, elle est trop…

Je leur parle vite, avec les mains, je souris tout le temps, je leur parle du quatrième mur, je leur parle de n’importe quoi, je dis à mon amie Cécile, qui nous accompagne, que je lui envie sa place au premier rang et le crachat qu’elle a dû recevoir. Les élèves rigolent, parce que je dis cette bêtise, mais surtout parce que je suis si enthousiasmée.

Finies les sept heures de cours, la fatigue anticipée du petit matin et les questions pratiques. Le monde autour de nous n’existe plus, nous sommes « au théâtre ».
Ce spectacle, c’est pourtant la troisième fois que je le vois, mais ce qui le rend si joyeux, c’est de le partager avec eux. C’est cette expérience si vivante du spectacle. Des hommes et des femmes, ensemble, qui partagent la même joie.
Pendant que nous discutons, Suny a fait tomber son portable sous les gradins. Il descend le chercher, nous le grondons gentiment, nous rions encore de notre Pierre Richard, – ce soir, le cœur est à la fête.

A la fin du spectacle, il est tard, je croise quelques parents, qui me remercient. Je veille à ce que tout le monde soit bien parti. Et puis moi, je n’ai pas trop envie de rentrer. Je voudrais, encore, partager ce trop plein de joie. Je finis par marcher dans la nuit jusque chez moi. Au Pont de la Puce, sur le trottoir opposé, je me retrouve à la hauteur d’un groupe de mes élèves. Ils me font un signe : « ne vous inquiétez pas les garçons, je ne vous suis pas! ». Ils rient, encore.

Les jours qui suivent, nous reparlons de notre sortie, nous commençons à rédiger une critique, à questionner la mise en scène. Je ne cesse de me redire que le partage de la culture vivante est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à nos élèves, et je me surprends à changer mon regard sur certains d’entre eux. Après cette soirée, notre relation a changé, par cet échange qui nous a fait parler de la vie, de la mort – découvrir que, comme moi, ils avaient été très émus par la fin du spectacle : Ferdinand, dans un couloir de lumière, luttant contre le vent, dans un chant déchirant et assourdissant, criant d’impuissance un appel vain à sa mère. Je leur dis que j’ai pleuré les trois fois où je l’ai vu, larmes qui en appellent d’autres, celles versées après ma découverte sidérée du Molière de Mnouchkine, en 2004, quatre heures de projection sur les petits bancs de bois durs du vieil amphi de Nanterre, et des larmes à gros bouillons quand les proches de Molière le portent désespérés, à bout de bras, dans cet escalier qu’ils n’arriveront jamais à gravir, sur la Cold Song du Roi Arthur de Purcell. C’est la même puissance symbolique d’une scène non réaliste, mais si évocatrice. La même force surtout de l’incarnation du corps du comédien, qui dit mieux les choses qu’une plate reproduction du réel. Il n’y a pas de vent plus pénétrant que celui que miment les pans du manteaux de Philippe Caubère.

Et puis du jour au lendemain, nous basculons dans le monde d’après.

Un monde où sortir au théâtre, le soir, avec des élèves, devient une extravagance. Impensable.

Lundi 16, mes premiers mots sont pour remercier ceux-là avec qui, une semaine plus tôt, j’ai passé cette si belle soirée dans l’insouciance. Comme une jeune femme gâtée, née dans un pays libre, qui trouve normal que l’Etat la paie pour quelle emmène des élèves voir La Danse du diable. Et qui ne sait pas quelle chance elle a.

Les jours sont lourds et paraissent gris, même s’il fait beau dehors. J’ai passé le week-end fatal à faire du ménage – ne pas penser.

Maintenant, je commence à retravailler, et l’espace de quelques heures, je suis avec Emma Bovary, la Princesse de Clèves – je suis bien.
A la cantine, on parle des évènements ( cet italique, c’est très Flaubert dans Mme B. ça m’amuse d’écrire ça comme ça, d’un seul coup, ça devient de la littérature, et plus nos vies qui partent en éclats.)

Petit à petit, on dérive. Cécile me reparle du spectacle. Les copains demandent qu’on raconte. Cécile dit « j’ai bien aimé sa mère. » Je réponds : « moi je l’adore, sa mère. Quand elle fait sa fausse modeste, Isabelle ma p’tite fille, excuuuse-moi, mais je ne dispose pas de duffle-coat en or massif » Ah oui, c’est ça!, « tu n’es pas chez la duchesse de Langeais… » Et le maréchal? « Putain ! » Et Johnny? « (accent marseillais) c’est chemise lézard, petite ceinture lézard… » Et je suis là, je dis Claudine, et je sens que je suis vivante, à travers mon corps, et ma voix, qui franchissent les barrières de ma personne, de ma pudeur et de mon chagrin, pour être la parole poétique de Ferdinand, de Philippe, du théâtre. A la table, tout le monde rigole, « tu le connais pas cœur ! ».

« Mais moi, vous savez, je suis amoureuse de Philippe Caubère! »

En nous levant pour quitter la pièce, je me sens plus forte, tout à coup, pour affronter la terreur des temps qui courent, je me dis, ils ne pourront pas nous enlever ça, ces mots que j’ai eus la chance de lire, d’entendre, de vivre, que je pourrais toujours redire, à d’autres, amis, parents, élèves, et je réalise que chaque texte que je peux lire, chaque œuvre que nous pouvons découvrir en classe est un trésor qui ne va pas de soi quand la barbarie voudrait nous cloîtrer dans l’isolement de nos peurs.
Alors il me prend des envies de bricoler notre vie d’après.

Et pour tous les spectacles qui viennent que je n’irai pas voir avec mes élèves en me plaignant d’abondance parce que je suis fatiguée et que je vais rentrer tard, je projetterai des films, je ferai réciter des poèmes, et je jouerai ce rôle sur la scène de mes classes, qui n’est pas celui de Claudine, mais qui est le mien. Parce qu’il est des moments où un groupe se réunit de lui-même dans le plaisir, et non la peur d’être ensemble. Ça arrive, à l’école, ça arrive, au théâtre.

Je ne veux que retourner voir, encore La danse du diable avec mes élèves.

Photo : capture du film Molière d’Ariane Mnouchkine (1978)

Philippe Caubère a répondu :

 » Ce texte est déchirant. J’en ai pleuré. Il me rend à ma raison de vivre, moi qui si souvent, bien trop souvent, la perds – de vue, tout au moins.  » 

par Clothilde D., enseignante au lycée