dans
la programmation
Fondée par Jean-Baptiste Maillet et Romain Bermond, la compagnie STEREOPTIK crée du cinéma sans pellicule, fabriquant en direct dans le temps de la représentation le son et les images d’un film d’animation projeté sur grand écran. Tout est réalisé à vue, avec des moyens traditionnels —feutres, fusain, peinture, encre, craie, sable…— sans montage, ni technologie. De même, la musique est jouée en live. Ainsi, le spectacle naît du rapport entre l’œuvre et sa fabrication.
Quel a été votre rapport au texte que vous a confié Pef ? Le fait d’aborder une histoire écrite par un autre a-t-il modifié votre méthode ?
Jean-Baptiste Maillet : Dark Circus est un spectacle particulier dans notre parcours parce qu’il est le premier basé sur un texte et parce qu’il devait au départ être une petite forme, d’environ vingt minutes, présentée seulement à nos partenaires historiques. Mais dans le travail, des trouvailles se sont accumulées, plusieurs idées supplémentaires se sont greffées les unes aux autres et nous ont finalement menés à une grande forme et à un long travail, intégrant même pour la première fois un dessin animé.
Romain Bermond : Pour les spectacles précédents, nous partions d’une histoire plus vague qui se modifiait selon les techniques que nous découvrions. C’était par les procédés utilisés ou les dessins apparus que s’inventait le spectacle et se précisaient les thèmes. Pour Les Costumes trop grands, nous avions écrit une histoire au préalable mais elle s’est également transformée une fois intégrée aux contraintes du plateau, notamment par notre choix de ne pas utiliser de langage oral dans nos spectacles. Pef nous a livré un très beau texte, avec une histoire claire et définie mais sans indications scéniques précises. Nous avions carte blanche à partir de cette trame. C’était à nous de trouver comment les actions qu’il y décrit se déroulent concrètement sur la scène.
JBM : Ce texte est un très bon tremplin pour s’emparer d’une histoire conçue par un tiers. Pef est auteur et illustrateur. Il a écrit des livres qui ont été illustrés par d’autres, et inversement. Avec lui, nous nous inscrivons exactement dans ce rapport. Il nous a confié un récit qu’il nous fallait compléter, développer à notre guise. Cette liberté était à la fois une joie et un défi.
Aviez-vous formulé une demande particulière à Pef quant au thème ou à la structure du texte ? Comment résonne-t-il avec votre démarche ?
RB : Nous lui avions seulement dit que nous voulions un univers poétique et merveilleux. Nous parlions depuis longtemps de faire quelque chose ensemble, mais nous ne savions rien de cette allégorie sur la genèse du cirque avant qu’il ne nous la livre.
JBM : Cette histoire de cirque procède d’un retour aux souvenirs de vacances, à la sortie en famille… Elle correspond à une partie de notre univers parce qu’il est clair que nos spectacles se rapportent à l’enfance. Le fait de ne pas utiliser de technologies qu’on ne comprend qu’adulte ou qui sont compliquées à manipuler rappelle l’âge où on ne dispose que d’un papier et d’un crayon et où on essaie de faire un beau dessin. Nous ne travaillons qu’avec des choses simples, que tout le monde a chez soi ; des fusains, des crayons, des feutres, du papier, du carton… Il y a quelque chose de touchant dans l’idée de pouvoir le faire soi-même. Nos spectacles évoquent aussi la créativité, qui est propre à l’enfance. À l’adolescence, on arrête de dessiner, de jouer de la musique, pour se concentrer sur des activités dites plus importantes. Tout ce qui ressort du domaine sensible et expressif est souvent abandonné. Voir des adultes continuer ces pratiques renvoie sûrement à l’enfance. Et puis, l’histoire que Pef a écrite comporte une magie du même genre que celle que l’on trouve dans nos spectacles. On nous dit souvent : « C’est magique », comme on le dit dans la vie de tous les jours à propos d’une chose simple mais qui semble fabuleuse.
Comment vous répartissez-vous les tâches dans la conception puis dans le déroulement du spectacle ?
JBM : Nous sommes tous les deux et plasticiens et musiciens. Romain est davantage dessinateur ; moi davantage compositeur, mais nous créons les spectacles en complet partage des disciplines. Nous concevons toute l’esthétique musicale et visuelle, toute la structure, tous les éléments et tous les enchaînements à deux. Sur scène, même si je manipule aussi les marionnettes, il y a un pôle pour le dessin et un pôle pour la musique. Cela dit, dans Dark Circus, la répartition est plus floue puisque nous avons intégré certains instruments à la scénographie et à l’histoire. À un moment, la caisse claire représente la piste de cirque et la guitare électrique devient un personnage.
Au cours du spectacle, incarnez-vous des figures du récit ou s’agirait-il au contraire de vous faire oublier ?
RB : Ni l’un ni l’autre. Tout se fait à vue. Le spectacle repose précisément sur le fait de nous voir le construire. Nous fabriquons en amont les décors, composons la musique, mettons en scène et inventons l’évolution de l’histoire. Ensuite, devant le public, nous re-fabriquons cet ensemble et nous l’animons. Rien n’est figé à l’avance. Le public nous voit de part et d’autre de l’écran produire en direct l’image et le son. Nous ne nous cachons pas, mais nous n’incarnons aucune figure. Nous sommes vraiment en train de faire ce que nous savons faire, à savoir dessiner et jouer de la musique. Quand des acteurs jouent, leurs actions sont des extensions de leurs corps. Nous sommes, au contraire, les extensions des marionnettes et des dessins. Notre existence sur la scène dépend d’eux, nous nous déplaçons, nous agissons en fonction de leurs besoins. Nous n’avons pas conscience de l’éventuelle beauté ou de la signification de nos mouvements ; s’ils plaisent ou suscitent l’intérêt du spectateur, nous ne sommes pourtant concentrés que sur des questions pratiques, de réglages, de changements de caméras, de rythmes et de sons.
JBM : C’est souvent la façon de créer les images qui est surprenante. Le contraste entre ce qu’on nous voit faire et ce qui paraît à l’écran est le centre de notre démarche. Même si l’image produite est saisissante, elle n’aurait aucun intérêt pour nous si elle n’était pas conjointe à sa fabrication à vue. Le résultat importe, évidemment, mais c’est le procédé pour y parvenir qui est spectaculaire. Notre travail n’est pas une performance au sens de l’improvisation mais c’est une performance au sens qu’il est entièrement réalisé au présent, par nous seuls et sous le regard des spectateurs.
RB : Nous utilisons rarement les boucles et les programmes de vidéo. Nous avons un rapport très manuel aux machines que nous utilisons. Par exemple, le dessin animé dure un temps donné ; il est impossible de l’allonger. Le dessin, la musique, tout ce qui vient autour, doit être réalisé dans le temps fixé. Dans chaque tableau, il s’agit donc pour nous d’un numéro « sans filet », d’un numéro d’adresse.
Vous reconnaissez-vous dans une catégorie particulière du spectacle vivant –théâtre d’objets, marionnette, performance ?
RB : Ce n’est qu’a posteriori et de l’extérieur que nous avons été classés dans l’univers de la marionnette. Des connaisseurs se sont penchés sur notre travail et nous avons découvert le travail d’autres marionnettistes – des « vrais » –, formés et beaucoup plus talentueux que nous dans ce domaine précis. Depuis, nous avons pris conscience de la place qu’occupe la marionnette dans le paysage artistique et dans l’histoire théâtrale mais, au départ, nous sommes allés droit à la matière, sans parcours théorique ni formation. Manipuler des objets et des figures s’imposait dans notre chemin pour raconter une histoire. Nous n’avions pas non plus de connaissances en animation, par exemple, ni en vidéo. Je ne suis pas formé pour faire ce que je fais aujourd’hui. Aucune école, d’ailleurs, ne prépare à une démarche aussi protéiforme. Nous n’avons pas du tout envie d’y coller une étiquette précise. Plus nous pouvons jouer, plus nous pouvons proposer, plus nous pouvons rencontrer d’univers différents, plus nous sommes heureux.
JBM : Nous avons trouvé une forme d’expression qui réunit tout ce que nous aimons, même des arts qui nous sont inconnus au moment de débuter une création. Par exemple, dans Dark Cricus, nous manipulons des figurines en porcelaine. C’est venu de la nécessité d’un blanc pur ; nous trouvions intéressant d’inverser le principe du noir sur blanc que produisent le plus souvent le travail d’ombres et le dessin, en disposant des figures absolument blanches sur des fonds plus sombres. Eh bien, c’est cette simple idée qui nous a conduits à travailler la porcelaine. Nous n’en avions jamais fait auparavant.
Si vous ne procédez qu’à des actions concrètes, n’est-ce pas pourtant pour échapper au monde concret ?
RB : Ce qui nous intéresse, c’est le domaine merveilleux et la circulation d’une émotion qui efface la limite entre les spectateurs et nous, qui nous placent ensemble. C’est pourquoi nous ne voulons pas aborder la peur, les armes, l’inquiétude… tous les thèmes qui nous entourent et qui sont systématiquement convoqués. Ce n’est pas ce que nous voulons partager avec notre public.
JBM : Nous proposons un moment poétique, sans revendication. Il nous tient à cœur de ménager une évasion du monde réel, de proposer autre chose que ce que l’on peut voir lorsqu’on allume la télévision, et même d’en prendre le contrepied, non pour le modifier mais justement pour s’en extraire.
Propos recueillis par Marion Canelas pour la 69e édition du Festival d’Avignon, 2015.