D’après Nicolaï Erdman, “Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire”… Laissons donc le parler !

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Le Mandat

vendredi 12.12.2025 à 20h

Il était une fois Le Mandat

Le Mandat, pièce de Nicolaï Erdman écrite à Moscou entre 1923 et 1924 raconte l’histoire de deux familles bourgeoises terrifiées par l’avènement d’une nouvelle ère : celle du communisme dans laquelle leur existence, comme ils la connaissent, est remise en question. Pour contrer ce sinistre destin, les Goulatchkine et les Smetanitch décident de marier leurs enfants et de missionner Pavel, le frère de la mariée, d’acquérir le mandat du parti communiste, protection suprême leur permettant de vivoter jusqu’à de nouveaux bouleversements politiques qui leur seraient peut être cette fois-ci, plus cléments. 

Écrite quasiment à quatre mains avec le dramaturge russe Meyerhold, Le Mandat est inséparable de sa mise en scène des années 20. À la suite des ”quelques” 350 représentations, complètes chaque soir, le parti décide de la censurer et ostracise Erdman en Sibérie. Ce dernier ne reprendra sa plume que pour composer Le Suicidé, autre pièce caractéristique de son art, à la croisée de Nicolas Gogol, figure majeure de la littérature classique russe, et du théâtre de l’absurde.

Pression de l’invisible, absurdités révélées, rires assurés

Comme on peut l’imaginer à la lecture du synopsis, Le Mandat est plein de rebondissements. La pièce repose sur une mécanique de l’invisible, une pression du non palpable. Ce fameux mandat, élément déclencheur de l’histoire, ne fera jamais d’apparition, personne ne le verra jamais mais il contribuera grandement à l’aliénation d’un grand nombre de personnages. Sorte d’hallucination collective, la quête de son obtention crée des situations compromettantes et des événements vaudevillesques classiques : résolution de quiproquo, personnage caché dans une malle, derrière une porte… Ce renversement de situation paraît encore plus risible puisque les petites gens censés devenir grands, restent silencieux, invisibles et réduits à de pures spéculations. On se demande alors ce qui a vraiment changé et on comprend la critique que met en place Erdman à savoir celle de deux régimes que tout oppose dans la forme mais qui finalement, restent les mêmes dans le fond. 

Cette machination a pour conséquence de rendre les personnages encore plus naïfs qu’ils ne le sont déjà. Ces grands bourgeois, anciens rois du monde, se retrouvent apeurés par l’idée même que quelqu’un puisse les écouter aux portes où les observer par le trou de la serrure. Comme préparant la résistance à l’extérieur, à ce nouveau monde qui ne leur est plus favorable, les personnages révèlent les supercheries qu’ils mettent en place pour survivre mais, peu habitués, apparaissent complètement burlesques. Comme des petites choses fragiles, leurs tentatives multiples et peu concluantes de “se trouver une place dans un monde qui leur refuse la moindre place” assure les rires. 

Chance, génie ou les deux ?

Il faut avouer que Le Mandat pose la question. Ce qu’on appellerait “chance” dans ce cas serait l’expérience d’un contexte politique inédit renversant le cadre traditionnel installé depuis des siècles. Quoi de plus cocasse que de voir les rôles s’inverser ? Ce bouleversement, tout à fait vaudevillesque, grotesque même par certains aspects, apparaît alors comme un terrain plus que fertile à la création. Faut-il encore y voir le potentiel et avoir le courage de le pointer du doigt. 

En effet, la force du Mandat et de l’écriture de Erdman en général, est sa capacité à traiter un sujet dans sa globalité en faisant ressortir ses aspérités et ses contradictions. Entre farce comique et satire politique, Le Mandat donne à voir les deux faces d’une même pièce, comme le tableau du salon de la famille Goulatchkine présentant tantôt un paysage bucolique, tantôt un portrait de Karl Marx. 

 

La pièce, malgré son ancrage politique et social dans un contexte plus que particulier, est particulièrement contemporaine. Elle ne parle pas seulement de ces familles bourgeoises perdues et effrayées mais remet en question cette échelle de valeur profondément ancrée dans nos sociétés contemporaines. 

Maëliss Doué