Domoun : entre vérité historique et vérité intime

dans
la programmation

Domoun

mardi 07.10.2025 à 20h

La Compagnie Karanbolaz

Le comédien est assis sur une enceinte sur scène, parle et regarde le public. La compagnie Karanbolaz a été créée en 2011 par Sergio Grondin, conteur, comédien et auteur réunionnais. Fidèle à sa culture où la parole contée est une tradition très implantée, il met au cœur de ses préoccupations l’art de la parole qu’il s’applique à revisiter de manière contemporaine et théâtrale dans le but de questionner la place du récit au sein de notre société, et par là même, le rôle du conteur. Pour ce faire, les récits se matérialisent sur scène après une investiture des lieux étudiés et une collecte précise d’informations et d’histoires. On parle alors de théâtre documentaire. L’écriture de Sergio Grondin, proche de la tradition orale, conserve depuis 2011, une démarche populaire, collective et cathartique s’adressant au plus grand nombre. C’est également dans cette optique que la compagnie aime à s’associer avec tout type de regards plaçant la pluridisciplinarité au centre de ses démarches artistiques, le tout étant de se confronter à d’autres visions du monde. 

Chaque pièce est menée à la manière d’une exploration documentaire autour des traumatismes, de la séparation et de ce qui fait séparation. La collecte des vécus se place alors au centre de la démarche de Sergio Grondin qui implique pleinement les personnes interrogées dans le processus créatif. 

Avec Domoun, Grondin nous expose une double focale sur une vérité historique, l’affaire des enfants de la Creuse, et une vérité de l’intimité, celle qu’il a vécu dans son cercle familial. Un vécu singulier devient alors une expérience universelle des plus éloquente et bouleversante. 

Exil forcé : responsabilité et inaction

Entre 1962 et 1984, plus de 2 150 enfants réunionnais (chiffres irréfutables minimaux résultant d’une étude datant de 2016) ont été déracinés de leur île, de leur culture et de leur histoire parfois même enlevés à leurs familles. Répartis sur 83 départements français, ⅓ avaient alors moins de 5 ans et une bonne partie d’entre eux se sont retrouvés en Creuse, un des départements français les moins densément peuplé. 

Bien connue au moment des faits, cette affaire n’avait pourtant alerté personne. Justifiée à l’époque par des raisons démographiques (La Réunion était très densément peuplée et près de la moitié de la population avait moins de 20 ans dans les années 60 contrairement à la population vieillissante de l’Hexagone), cet exil forcé était ouvertement exposé par le premier ministre de l’époque, Michel Debré. Censé seulement concerner les pupilles de l’État, à savoir des enfants mineurs ayant perdu tout contact avec leurs parents, on sait aujourd’hui que certains d’entre eux avaient un cadre familial établi. 

En plus de subir un effacement barbare de leurs identités, ces enfants, une fois arrivés en France, n’étaient pas toujours bien traités. On compte en effet sur les doigts d’une main ceux qui ont eu la chance de ne pas être réduits au statut de main d’œuvre docile, astreints aux travaux de ferme et objet des maltraitances des familles d’accueil. Un grand nombre d’entre eux ont également vécu dans des foyers de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), dont le fonctionnement et les pratiques ont été signalés par un des directeurs de l’époque, Alix Hoair, licencié et réduit au silence à la suite de cette dénonciation. 

Il est bon, pour comprendre les tenants et aboutissants de cette affaire, de rappeler le contexte historique particulier de cette période. Le monde dans les années 60 est profondément marqué par la guerre froide. La Réunion, département français, se situe à une place stratégique en plein milieu de l’Océan Indien. Particulièrement puissant à l’époque, le parti communiste réunionnais est perçu comme une menace par Michel Debré, notamment pour le bon fonctionnement du seul porte-avions français de l’Océan Indien, que le premier ministre ne peut pas se permettre de perdre. La forte démographie et la jeunesse de l’île apparaissent alors comme un risque potentiel pour le gouvernement français qui craint une guerre civile. On distingue ainsi un peu mieux les “raisons” de la mise en place d’un tel exil. 

Aujourd’hui et depuis le début des années 2000, un travail de mémoire et de réparation a été entamé. Quelques enfants concernés par cette affaire ont déposé plainte mais quasiment toutes ont été classées sans suite notamment à cause du délai de prescription. Certaines associations pensent à porter plainte contre l’État pour crime contre l’Humanité, un délit qui n’est pas régi par la prescription. En 2016, le gouvernement Hollande a commandé une enquête sur l’affaire et depuis 2017, l’État permet aux enfants concernés de retourner à La Réunion en garantissant le règlement des frais de transport, d’hébergement et de restauration, et cela tous les trois ans. 

La voix du silence

Le comédien Sergio Grondin se trouve sur scène dans un halo de lumière. Donner la parole aux “sans voix”, voila une quête qui anime Sergio Grondin et qui habite toutes les pièces de la compagnie. Rendre visible l’invisible, écouter le silence, lire entre les lignes et comprendre ce que les creux, les blancs, apportent au discours, car sans eux, seulement une suite de mots incompréhensibles. Ces “sans voix”, ce sont ceux qui n’ont pas eu la possibilité de s’exprimer, ou bien ceux que l’on n’a pas voulu écouter. C’est aussi le silence après l’aveu, l’inaction et l’absence de conséquence. Avec Domoun, Sergio Grondin expose les voix des enfants de la Creuse trop longtemps ignorées mais également l’inertie d’un État pourtant jugé coupable. C’est ce silence qui le renvoie à son histoire personnelle, celle où son père l’enlève de chez sa mère et lui interdit de la voir. Ces actions qui n’ont pas d’explications, qui restent sans réponse. 

Cette importance du silence, de l’anonymat et de l’oubli est profondément ancrée dans l’héritage de conteur que Sergio Grondin porte en lui. En effet, un conte a une vocation universelle, il s’adresse à tous et toutes et sa déclamation, son “rakontaz” (forme de la pratique des contes et légendes spécifiques à l’Île de la Réunion) laisse une place de choix au silence et à la respiration. 

“Les auteurs dramatiques des XXème et XXIème siècles révèlent que le fait de se taire et de ne pas communiquer est un langage lourd de sens”. Dans cette citation, Frank Evrard, écrivain et universitaire français, nous dit que le silence est un langage à part entière qui laisse place à toutes sortes d’émotions. Il laisse aux spectateurs le temps de réagir, c’est pour cela qu’on parle de creux et non de vide au théâtre. Et c’est peut être là que se trouve la nuance. C’est dans ces moments que le langage, les paroles du conteur, se répercutent, créent une émotion, une réflexion et placent le spectateur face à lui-même. Domoun vous propose d’en faire l’expérience, de tendre l’oreille et d’écouter le silence des histoires de ces enfants. 

Maëliss Doué