Stravinski et la danse

dans
la programmation

Depuis plus de cent ans, la musique de Stravinski stimule l’énergie créatrice de nombreux chorégraphes. A l’instar de Thierry Maladain qui crée en 2021 son Oiseau de feu, après avoir dansé dans celui de Béjart en 1979.

 

Le musicologue Gianfranco Vinay écrit à propos d’Igor Stravinski : « Si Stravinsky n’avait pas atteint sa maturité artistique en écrivant de la musique pour les Ballets russes, il n’aurait pas été le Stravinsky que nous connaissons. Mais le contraire est vrai aussi. Si Stravinsky n’avait pas collaboré avec les Ballets russes, non seulement nous serions privés de plusieurs chefs d’œuvre, mais la carrière artistique de plusieurs chorégraphes n’aurait pas été la même. Imaginons la carrière de [Michel] Fokine sans Petrouchka, celle de [Vaslav] Nijinsky sans Le Sacre du printemps, celle de [Léonide] Massine sans Pulcinella et celle de [Bronislava] Nijinska sans Noces ! Dans tous ces cas, la musique de Stravinsky fut un stimulant formidable, déclenchant des énergies créatrices nouvelles, permettant de valoriser les caractères stylistiques des différents chorégraphes. Dans le cas de [George] Balanchine, l’impact fut encore plus fort et durable, donnant lieu à l’une des collaborations artistiques les plus fécondes et originales de l’histoire de la musique et de la danse ».

Depuis lors, les collaborations entre Igor Stravinski et les disciples de Terpsichore n’ont cessé d’être fécondes, et aujourd’hui, le Malandain Ballet Biarritz en réunissant sur la même affiche Thierry Malandain et Martin Harriague, artiste associé au Centre Chorégraphique National s’inscrit dans cette belle continuité.

Avec l’Oiseau de feu, conte dansé de Michel Fokine créé à l’Opéra de Paris par les Ballets russes de Serge Diaghilev en 1910, il s’agira de la troisième rencontre entre le compositeur et Thierry Malandain. D’abord en 1991, avec Pulcinella, le chorégraphe à l’époque associé avec sa Compagnie Temps Présent à l’Opéra de Saint-Etienne, avait entrepris une relecture de ce ballet de Léonide Massine empruntant en 1920 à la Comédie italienne et inaugurant le style « néoclassique » du musicien. Puis en 2011, Thierry Malandain régla un duo intitulé Entre deux pour la compagnie néerlandaise Introdans sur le Concerto en ré pour orchestre à cordes.

Pour Martin Harriague, après Sirènes créé en 2018npour le Malandain Ballet Biarritz et remarqué par son propos environnemental, célébrer la nature avec le Sacre du printemps créé par Vaslav Nijinski au Théâtre des Champs-Élysées en 1913 est un premier pas dans l’univers du musicien russe, mais coulait de source et d’abondance.

Par ailleurs, les deux chorégraphes et le compositeur sont tous trois reliés par des attachements communs. En premier chef la Côte basque : Thierry Malandain y œuvre depuis 1998, Martin Harriague est natif de Bayonne et sur les conseils de Gabrielle Chanel, entre 1921 et 1924, Igor Stravinski s’établit à Anglet, puis à Biarritz où il composa quelques œuvres importantes, tandis que son beau-frère, Grégoire Baliankine ouvrait à Biarritz un cabaret russe fréquenté par Pablo Picasso, Alexandre Benois, Jean Cocteau ou encore Blaise Cendars.

Autres dénominateurs communs : un attachement profond à la danse et au Ballet, un goût prononcé pour les formules rythmiques et une inclinaison aux développements mélodiques. Selon la théorie « des six poignées de main » du hongrois Frigyes Karinthy, toute personne dans le monde peut être reliée à n’importe quelle autre, au travers d’une chaîne de relations individuelles
comprenant au plus, six personnes. Avec l’avènement des réseaux sociaux et de la mondialisation, le degré de séparation ne serait plus que de trois personnes. On serait alors tenté d’affirmer que la danse – comme d’ailleurs, d’autres disciplines artistiques – a aussi ce merveilleux pouvoir de relier les êtres au-delàs du temps qui passe et par-delà les contingences de l’époque.

 

Coup de projecteur sur l’Oiseau de feu 

« Conte dansé du chorégraphe Michel Fokine sur une musique d’Igor Stravinski, l’Oiseau de feu fut créé à l’Opéra de Paris le 25 juin 1910 par les Ballets russes de Serge Diaghilev. « Ivan Tsarévitch voit un jour un oiseau merveilleux, tout d’or et de flammes ; il le poursuit sans pouvoir s’en emparer, et ne réussit qu’à lui arracher une de ses plumes scintillantes », ainsi débute le libretto puisé dans les contes traditionnels russes. Mais ce n’est pas le portrait de cet oiseau que nous allons dessiner, ni celui que réalisa George Balanchine en 1949 d’après cet argument sur la suite d’orchestre de 1945 pour le New York City Ballet.

Stravinski qui tira trois suites de son ballet en 1910, 1919 et 1945, confiera à ce propos : « Je préfère la chorégraphie de Balanchine pour la version 1945 de la suite de l’Oiseau de feu à l’ensemble du ballet de Fokine et à la musique aussi : la musique du ballet complet est trop longue et de qualité inégale » (1).

À l’instar de Balanchine, c’est la suite de concert de 1945 que nous utilisons, Maurice Béjart dont il me valut de danser la version en 1979 au Ballet du Rhin s’étant appuyé à l’Opéra de Paris en 1970 sur celle plus courte de 1919. Oiseau porteur d’espoir, ou bien icône révolutionnaire guidant des partisans vêtus de battle-dress, Béjart précisera en avant-propos : « Stravinski, musicien russe,
Stravinski musicien révolutionnaire. […] L’Oiseau de feu est le phénix qui renaît de ses cendres. Le poète comme le révolutionnaire est un oiseau de feu » (2).

De notre côté, on retiendra que les oiseaux symbolisent ce qui relie le ciel et la terre, voire que le phénix se décomposant pour renaître personnifie dans la religion chrétienne l’immortalité de l’âme et la résurrection du Christ. Au reste, dans son commentaire de la partition, le compositeur Reynaldo Hahn évoqua en 1910 : « un souffle très pur, très fort, et qui vient des hauteurs » (3).
D’où la tentation de faire de l’Oiseau de feu un passeur de lumière portant au coeur des hommes la consolation et l’espoir, à l’image de François d’Assise, le saint poète de la nature qui conversait avec ses frères les oiseaux qu’ils soient beaux rayonnants d’une grande splendeur, ou bien simples moineaux. »

Thierry Malandain, février 2021